BIOGRAPHIE
Je suis née en
1980 dans le Borinage, une région jadis dédiée à l'extraction du charbon, pas
loin de la frontière française dans cette partie francophone de la Belgique
nommée Wallonie. Depuis
le charbon, il ne s'était pas passé grand'chose. Les gosses du pays cassaient
leurs vélos dans des friches hagardes et d'immenses terrains vagues. La culture
se passait à la télé et les petites familles bourgeoises rentraient à la maison
avant 20h. Je suis une enfant d'un
pays gris, où le blanc et le noir se corrompent, où les valeurs se floutent et
la dérision règne. Être née là, ça vous porte à sourire face à l'à peu près, et
pleurer quand c'est beau.
Les vingt
premières années de ma vie sont un clair obscur où danser était déjà un joyeux
pied de nez au gris qui tue. Née d'une mère enseignante et d'un père ingénieur,
vivant dans un quartier post-industriel, je grandis dans un contexte social très
diversifié, entre jeunes nantis d'un nom connu et petites frappes anonymes. Je
grandis auprès des freaks, des laissés pour compte et de généreux illuminés à
la nocivité variable. Je grandis sans m'en apercevoir. J'apprends sans retenir.
C'est difficile,
de savoir quand la danse a vraiment commencé dans ma vie. Tout ce dont je me
souviens, ce sont ces inlassables après-midi au son des vinyles de mes
parents. Tout y passait: de Temptation à
Santana! Je dansais le poing levé avec un bout de nappe blanche accrochée au
dos en guise de cape magique... Wonder Woman prête à
foutre une raclée aux méchants qui voudraient arrêter la musique.
Un pas pour
l'humanité
Justicière, oui et
non. “Tu ferais une bonne avocate” me disait ma grand-mère qui voyait dans
l'élégance de cette vocation la possibilité de civiliser ma rage. Mais les
injustices sociales ne me touchaient pas, ni même ne m'inspiraient. Elles
étaient mon paysage quotidien. Je ne les voyais pas, je les vivais, moi qui
n'étais pas tout à fait une fille ni un garçon, pas avec ni contre. En dehors
pour mieux voir ou en dehors parce qu'exclue? Je ne savais pas très bien.
Toute petite, je
rêvais d'un monde de différences qui soudain se lèveraient un petit matin d'un
seul pas. Un premier pas de danse, comme dans une pièce de Pina Bausch. Un pas
simple mais qui dit tout. Un soulèvement pour tous : du difforme, du parfait, de
l'indigène, de l'étranger, du vieux et du poupon. Pour aller où? Nulle part. A
l'époque, tous les murs d'école disaient “No Future”. Donc, ce ne pouvait être
qu'une danse. Danser n'est qu'agiter l'air autour de soi et puis partir, l'air
de rien, disait le danseur post-moderne Steve Paxton. Alors, dans ce premier pas universel, tous danseraient puis tous
disparaitraient. J'étais minimaliste, maximaliste, enthousiaste et désespérée.
Si un mouvement devait naître, il serait tout sauf social, musical ou pictural.
Ce serait une danse mondiale pour corps muets.
Moi
révolutionnaire en jean taille small, je me retrouvais à 10 ans dans un cours
de danse classique à essayer malgré moi d'être convenable. Concrètement, je
m'évertuais à déplacer dans l'espace et le temps des parties précises de mon
corps, sans que rien ne justifie, anatomiquement ou symboliquement,
l'enchaînement de chaque mouvement. Pour moi, la danse classique, c'était comme
assembler les pièces d'un puzzle là où elles ne peuvent s'emboiter. En plus, je
ne voulais pas ôter mon tee-shirt qui masquait l'hypertrophie de mes premières
côtes. J'avais honte de ma “bosse de devant”. Être une “belle petite danseuse”,
non.. sérieux? C'était mission impossible dans un corps qui m'était déjà impossible! Comme
il m'était interdit de franchir de nouveau le seuil de l'école avec mon
tee-shirt, l'affaire fut classée sans suite.
Le Modern Jazz,
lui, s'en foutait pas mal des canons du classique. Ça venait des States et ça
sonnait dans ma tête comme “So What?” (“Et alors?”). Pourtant, même pédagogie
désastreuse que pour le classique. On n'explique rien du mouvement alors que
tout ce brol devait bien pourtant avoir une origine. Un relevé avec un poing
tendu à l'horizontale ou une pirouette jambes jointes et fléchies... Oui, c'était signé Graham ou Ailey! Mais à l'époque, ignorante, je m'appliquais à reproduire, à exceller, à
prendre ma place, comme sans doute, dans mon esprit, les vrais danseurs de
Modern'Jazz le faisaient à New York. “Strike a Pose!”, disait Madonna. “Fais
impression!”. Ok, et après?
Du feu à
l'immobilité
Avec le début de
l'adolescence, mon corps me parut de plus en plus suspect et peu disposé à
quelque mouvement que ce soit. Pourtant, dans la famille de complexés qui est
la mienne, on se dit de mère en fille : “quand tu cours, on ne le voit pas”.
Aujourd'hui encore, je me murmure “quand tu danses, on ne le voit pas”... Voir quoi? Aucune idée. Un
défaut physique? Une erreur de pas? Une cicatrice? Aujourd'hui, ce que je ne
veux pas voir à l'intérieur est, ironiquement, la chose la plus visible de ma
danse.
Donc, vers 13 ans,
je pensais que la danse et moi, on était quitte. Jusqu'à cet été de 1995 où,
par fantaisie, je me retrouvai parmi les élèves d'Elsa Wolliaston à l'Académie
d'été de Neufchâteau, dans les Ardennes belges. Une semaine durant, la grande
dame Noire de la danse afro-contemporaine a agité par dessus nos têtes et par
dessous nos pieds son bâton de maître ou, plutôt, une vieille branche ramassée
dans le parc du coin par mon petit frère, lui aussi participant de cet atelier.
Bâton de mouvement et de fracas. Elsa, avec son corps immense, montrait de
minuscules mouvements qui, une fois, transmis à nos cellules, nous
transportaient jusqu'au bout de nous-même. J'avais 15
ans. En aparté, Elsa me dit un jour qu'il y avait quelque chose en moi. Je n'avais pas compris à l'époque qu'elle parlait
de mon feu sacré.
Au lieu de
l'attiser, j'y versa de l'eau pendant 10 ans. J'avais oublié la danse ainsi que
moi-même. En 2002, à 22 ans, j'obtins sans enthousiasme mon diplôme de
journaliste. Fin de cette même année, mon corps s'immobilisa, morbide, perclus,
battu entre quatre murs. Tout faillit s'arrêter pour de bon. J'y mis même une
certaine détermination. Mais je restai en vie malgré moi. La mort ne voulait
pas de moi.
Printemps 2003.
Une fenêtre forcée. Un saut du second étage. Une fuite. Mes jambes à mon cou.
Vous voyez? Moi, en pyjama. A moitié morte à moitié en vie... et ma famille
retrouvée. On ne me posa aucune question. Je reprenais donc ma vie là où je
l'avais quittée, à 13 ans. Résultat, moi et mes 13 ans d'âge mental, nous
quittions la Wallonie pour Bruxelles. Je voulais devenir sociologue. C'était ma
vocation, un “appel” dit-on en allemand. En 2007, diplômée, je bosse dans la
recherche scientifique en sciences sociales et environnementales. Ça durera plus de dix ans. Dix ans à remuer Bruxelles de fond en
comble. Dix ans à écouter des êtres
humains de toute condition sociale, me raconter leurs enjeux, leurs épreuves,
leurs conditions. Écouter la vie des autres et les porter à travers des
concepts qui permettaient de pointer des dynamiques sociales, des tendances,
des controverses. Porter la voix de tous sans jugement, ni hiérarchisation. La
sociologie est une école d'humanisme pour celui qui la pratique et ceux qui la
reçoivent. C'est drôle, mais, quelque part, j'étais devenue cette avocate dont
me parlait ma grand-mère.
Restait cette rage
sourde, dans chaque cellule de mon corps. Une réalité ignorée tout au fond de
moi. La danse fut, au début de mon cheminement, la possibilité de crier ce qui était étouffé.
Hijikata,
l'Ayguemarse et moi
En 2009, mon
regard croisa celui, sur papier glacé, de Tatsumi Hijikata, un des fondateurs
du Butoh. Le photographe derrière l'objectif est Eikoh Hosoe. Leur
collaboration dans les année 60' autour du projet Kamaitachi était un dialogue
entre tradition et rupture historique. Le kamaitachi était, parmi les créatures
du monde imaginaire rural japonnais, une sorte de fouine à la griffure
mortelle. Hijikata incarnait cet animal, se baladant entre farce et terreur
dans un petit village japonnais où les traditions étaient restées intouchées par
la révolution technologique du pays. Le Butoh d'Hijikata posait une question
essentielle à mes yeux d'enfant terrorisée par le nucléaire : “Est-il possible
de danser après la Bombe? ”. Aux drames antiques et politiques du répertoire de
la danse contemporaine venait s'ajouter celui d'une société du risque
nucléaire. Le Butoh et ses origines formaient donc la plate-forme d'expression
mais aussi le miroir de mes terreurs d'enfant et de jeune femme.
Le Butoh était
tellement sacré à mes yeux que je ne me suis autorisée une première danse qu'au
bout de 6 ans de gestation et après une double rencontre: avec un photographe
butoh et un paysage. C'était durant l'automne 2015. Le photographe, c'était
Laurent Ziegler, basé à Vienne, photographe, élève et ami du maître butoh Ko
Muroboshi. Le paysage, c'était celui de la Drôme provençale, et plus
précisément, les bords de l'Ayguemarse entre Propiac et Mollans-sur-Ouvèze.
Bien que je parcourais déjà depuis des années les Baronnies provençales en tous
sens et y dansais, le butoh se manifesta finalement lors de cette conjonction.
Quatre ans plus tard, Laurent Ziegler, en visite à Mollans me confiait ébahi :
“les chênes et les vignes sont des danseurs butoh”. Pour ma part, ce sont les
pierres, les rochers et les marnes qui m'inspirèrent le plus ainsi que la
destruction de l'environnement par l'agriculture intensive. Une vraie partition
pour incorporer par la danse les états contradictoires, entre beauté et
saccage, de cette région du sud de la Drôme.
Bruxelles,
capitale de la danse
En 2009, à
Bruxelles, il n'y avait pourtant pas de “cours de Butoh”. Comment me suis-je
nourrie? Je me suis rabattue sur les classes de danse contemporaine dans des
écoles amateurs. Après quelques années, celles-ci eurent vite fait de me faire
comprendre que mon approche de la danse devait se trouver un autre espace: en
compagnie de danse, en master classes. Je ne pouvais plus venir en “amatrice”
car mes questions relevaient d'une approche professionnelle. Dommage que les
écoles amateurs et académie n'évoquent pas l'origine historique ou symbolique
du mouvement ainsi que les logiques anatomiques!
A l'époque des
cours amateurs, un professeur m'avait repérée. Mon arthrite, insupportable les
deux premières années d'apprentissage, disparut à la surprise des médecins
spécialistes qui m'avaient condamnée à la chaise roulante. Je me retrouvais
bientôt côte à côte avec mon professeur, comme une intarissable ressource
énergétique et un support pour le groupe. J'entraînais la classe dans des
rituels d'applaudissements telle une équipe de volley ball à la fin de
l'exécution de séquences chorégraphiées. On criait lorsque nous nous élancions
dans l'espace ou sautions à ras du sol. C'était du tapage, oui, mais du tapage
pédagogique! Quand le prof était en retard, les filles me demandaient de
démarrer l'échauffement. Je jouais le jeu à petite dose. C'était facile.
J'adorais être à la fois apprenante et transmetteuse. Aujourd'hui, je me
considère toujours comme enseignante/apprenante. Il devrait exister un mot pour
nommer cette posture.
Danseuse? Jamais de la vie!
Quand j'étais
gamine, à la question “que veux-tu devenir quand tu seras plus grande?”,
j'avais répondu “je ne sais pas”. Mais, au fond, mon cœur répondait : “quand
je serai grande, je serai ermite, soit un vieil homme seul dans sa montagne
avec trois poules et deux chiens heureux d'accueillir celui qui s'est perdu”.
Non, je ne voulais pas être danseuse étoile ou vétérinaire ou prof de gym comme
Maman! Par pitié, non. Jamais je n'aurais voulu être danseuse un jour! Quelle horreur, me disais-je, ce déballage de clichés, de féminité improbable et de
musiques pop! Il est vrai que c'était cet aspect-là de la danse que je voyais
autour de moi, dans ma région.
Pourtant, la
Wallonie des années 80' et 90' n'était pourtant pas un chancre culturel comme
je me plaisais à le dire adolescente. L'actuel directeur du Ballet national de
Marseille, Frederic Flamand, s'était même établi à Charleroi en 1991, quittant
le Plan K de Bruxelles, pour fonder la renommée compagnie de “Charleroi
/Danses”. J'ignorais qu'en Belgique on considérait la Danse comme un art
sérieux, réflexif, engagé. J'ignorais encore plus que mon pays, et en
particulier Bruxelles, Gand, Anvers et Charleroi, allait devenir l'Eldorado de la
danse contemporaine. J'ignorais même que, dans les années 60', la Belgique
avait accueilli avec enthousiasme un certain Maurice Béjart alors incompris
dans son pays d'origine.
Mais, dès 2010,
tout s'est accéléré. Bruxelles m'a happée dans sa programmation constante et
tout azimut de performances de danse et de formations. P.A.R.T.S,
Charleroi/Danses, la Compagnie Bud Blumenthal, Dans Centrum Jette était des
lieux familiers et nouriciers. Le soutien financier et les subventions des
associations de danse permit à tant d'amateurs et professionnels de se
construire auprès des plus grands noms pour des coûts réduits, improbables
ailleurs! J'étais bruxelloise. J'étais privilégiée. Comparé à la France, il n'y
avait pas de centres nationaux chorégraphiques mais bien une incroyable
diversité de compagnies polymorphes avec un sens aigu de la débrouille. Lors de
rencontres internationales, dire que je viens de Bruxelles signifiait quelque
chose car les gens savent combien cette ville-carrefour est prolifique et généreuse.
Production
artistique : improviser, c'est survivre
Donc, en Belgique,
pas de centres ni d'écoles nationales mais bien une matrice versatile de
créativité et d'hardiesse. La danse se faisait dans les lieux formels,
informels et là où le mot “danse” ne se prononçait pas. Par exemple, je fus
invitée par un musée d'art brut à produire une performance autour de Heinrich
Anton Muller, diagnostiqué malade mental et pensionnaire dans les années 1920 à
l'asile de Munsingen. Je me retrouvais moi-même, bâtarde et bigarrée, sans nom
ni diplôme de danse, à gesticuler entre un contre-tenor et une chaise. Une
danse improvisée car travaillée pendant des mois en tous sens, écrite et
réécrite, retenue puis oubliée, par nécessité, la veille de la représentation.
En participant à
la performance “Anatomie” d'Anne Juren, je n'étais qu'un corps immobile... Probablement la danse la plus épuisante que j'aie connue! qui
a pourtant opéré, en 40 minutes, un tour sur lui-même de 180 degrés avant de se
faire dévorer par un soundscape suggestif. Ce n'était pas prévu. Mais, j'avais
senti que mon immobilité était active. Même délibération spontanée pour le
tournage de “Jubilee” où, privés de nos décors pour des raisons surréalistes,
toute l'équipe a improvisé pour accoucher au final d'un inattendu manifeste du
geste et du toucher. Pourtant, combien de semaines de travail de création et de
balisage en amont de ce tournage! L'improvisation était devenue ma partenaire
numéro 1. Et pourtant, il y a toujours un gros travail d'étude.
Quand j'écris,
c'est pour mieux fixer l'intention. Celle-ci se transcrit dans une structure
mêlant une description formelle du mouvement au sens qui l'anime et le
justifie. Quand je danse, l'écrit n'a plus d'ordre ni de raison. Tout est
incorporé. Je ne possède plus la chorégraphie, je suis le corps présent ici et
maintenant. C'est le passage de l'Avoir à l'Être. Il n'y a plus de mots en moi,
ni même d'intention. C'est un état de présence dans un espace et un temps. Mon
passage à la Summer school de P.A.R.T.S, école d'Anne Teresa de Keersmaeker, a
scellé en moi cette approche liant à la fois étude et improvisation
consciente... ce qu'on appelle dans notre langage, la composition instantanée.
Ma danse est alors un dialogue sur la géométrie et ses tensions formelles et
symboliques.
En 2015, la
rencontre frontale avec le Contact Improvisation modifie profondément mon
rapport à la danse par le contact physique avec d'autres danseurs : portés,
chocs, roulades, chutes. J'apprends à sacrifier ma gravité dans celle de
l'autre. Je chute dans la chute de l'autre. Rien n'est écrit. A chaque
instant le corps est surpris... la question n'est donc plus “suis-je prête à
danser?” mais “suis-je prête à être dansée?”
Depuis, je vis la
danse comme quelque chose qui, non seulement ne m'appartient pas, ni que
j'incarne... Ce n'est pas l'avoir, ni l'être... C'est
une communication pure. La danse est
quelque chose qui se manifeste à travers ma relation aux autres danseurs, à
l'espace, au temps et au public. Je suis passée de l'idée d'un corps agissant à
un corps agi, fondu dans l'instant présent, sacrifié au vide, l'espace de
toutes les mutations.
Cette nouvelle
posture m'a permis de joindre mon identité de sociologue à celle de danseuse pour
proposer des expériences à d'autres êtres humains. Je ne sais
pas si on appellera ça des cours de danse, de performance... ou de communication. Cette
pratique que je développe et transmets aujourd'hui trouve échos avec celles du bien-être, de la création artistique mais aussi de l'intelligence
collective. En cette époque de reformulation de nos possibles, il m'est
particulièrement délicieux de transmettre ma danse dans des espaces diversifiés et d'oser répondre aux invitations les plus inattendues. Qu'on ne se
méprenne, les titres de mes cours sont volontairement des appellations
standards... mais le contenu offert est à l'image de mon parcours et est ouvert aux apports de chaque participant. Un cours est, pour moi,
toujours une proposition où se célèbrent les curiosités.